Pense avec les loups

Publié le par Valentin Chaput

Ma dernière lecture est Le Totem du Loup (狼图腾), un livre au contenu et au succès incroyables ! Sorti en 2004 en Chine, le livre s'est écoulé à plus de vingt millions d'exemplaires (dont une majorité de copies pirates bien sûr...) ! C'est un résultat sans précédent en Chine où les livres dépassent rarement le million d'exemplaires vendus. Le chiffre est d'autant plus étonnant que l'histoire n'est pas réellement destinée au "grand public". Avec la sortie très récente de la traduction française, j'ai souhaité en savoir un peu plus...


Jiang Rong est le pseudonyme utilisé par l'auteur pour raconter une histoire en grande partie autobiographique. Ce récit est celui de Chen Zhen, un jeune instruit pékinois envoyé dans les steppes de Mongolie intérieure au moment de la Révolution Culturelle. C'était également le cas de Dai Sijie dans Balzac et la petite tailleuse chinoise, un très bon livre, commenté sur le premier blog en début d'année. A partir de 1966, le pouvoir maoïste lance un mouvement dont le but est de façonner un homme nouveau, en détruisant les "vieilleries" réactionnaires et traditionnelles. C'est le début d'une période de persécution des intellectuels, qui se manifeste entre autres par l'envoi des jeunes étudiants dans les campagnes au contact des forces vives du pays. Mais dans le cas de Chen Zhen, cet exil prend un tout autre sens, celui d'une quête initiatique bénéfique à titre personnel. Au contact de quelques braves chasseurs mongols, Chen Zhen apprend le sens de leur totem, le loup.
Le loup est en effet un animal extraordinaire dans la culture mongole. Il est admiré pour sa grâce et sa fourrure, craint pour sa ruse et sa violence, respecté pour sa noblesse et son courage. Le loup est un animal divinisé, il représente le contact entre le monde terreste et Tengger, le Ciel éternel. Si les loups sont chassés par les Mongols, on ne tue pas cet animal de manière anodine. A mesure que le vieux Bilig lui enseigne cet art de la chasse au loup et lui raconte les légendes des loups volants, seigneurs des steppes, Chen Zhen sent qu'un lien hors-de-commun se forme entre lui et ces animaux, au point que Chen Zhen veuille tenter d'élever un louveteau, malgré sa nature sauvage. Voici un extrait, au sujet de l'inhumation céleste, une tradition qui veut qu'un chasseur mort soit laissé aux loups, qui en dévorant ses chairs permettent à son âme de s'élever vers Tengger :

   "- C'est vraiment harassant d'avoir les loups comme adversaires, dit Chen. Toute cette nuit, par exemple, mes chiens ont aboyé et j'ai eu du mal à dormir.
    - La vie dans la steppe est tout à fait différente de celle que vous meniez au sud de la Grande Muraille. Là-bas, vous dormiez tranquillement. Mais ici, c'est un champ de bataille, et les Mongols sont tous des guerriers. Nous sommes nés pour nous battre. Ceux qui espèrent dormir sur leurs deux oreilles ne sont pas de bons soldats. Il faut que tu apprennes à t'endormir dès que tu te mets au lit et à te réveiller au premier aboiement d'un chien, comme les loups qui dorment les oreilles dressées et s'élancent au moindre bruit insolite. Moi, je suis né vieux loup.
    Il hoqueta de rire et reprit :
    - J'ai un appétit vorace, une énergie à toute épreuve, un sommeil solide. Je peux piquer un petit somme le temps pour les autres de fumer une pipe. Je suis la bête noire des loups de la steppe Olon Bulag ! A mon décès, ils dévoreront mon corps jusqu'au dernier morceau. J'irai vers Tengger plus rapidement que tous les autres, ha, ha, ha...
    - Est-ce qu'il n'y a pas une autre raison à l'inhumation céleste ? Il suffit de regarder la steppe pour voir qu'il y a peu d'arbres ici. Vous manquez de bois pour fabriquer des cercueils ou même procéder à des incinérations...
    - C'est vrai que les Mongols sont économes des biens de la nature, mais il y a une raison plus importante encore, ajouta le vieux, redevenu sérieux : c'est de rendre la viande qu'on a mangée de son vivant.
    "Rendre la viande qu'on a mangé de son vivant ?", répéta intérieurement Chen Zhen. C'était la première fois qu'il entendait ce propos. Il demanda au vieux Bilig ce qu'il entendait par là.
    - Les gens de la steppe consomment beaucoup de viande, expliqua Bilig. Ils tuent beaucoup dans leur vie pour cela, mais c'est un pêché qu'ils doivent racheter. Pour être quittes, ils remboursent la steppe avec leur propre chair. Ainsi, leur âme peut être reçue par Tengger le Ciel éternel.
    - Solution équitable, dit Chen Zhen en souriant. Si je reste ici assez longtemps, je veux bien donner mon corps en pâture aux loups.
    Le vieux homme afficha un sourire de satisfaction."

Ce passage résume également deux points très importants du roman : l'écologie et la parabole politique. Le loup est essentiel dans l'équilibre biologique de la steppe. Tengger lui commande de tuer, avec parcimonie, les moutons, les rats, les chevaux, les marmottes qu sont en surnombre et se nourrissent de l'herbe de la steppe. Sans cette régulation naturelle, l'herbe disparaît et le désert avance. La politique chinoise des années 1960-1970 est vivement critiquée par les chasseurs mongols, car en cherchant à exterminer tous les loups afin de protéger les troupeaux, l'homme brise l'équilibre naturel. Le récit fait très régulièrement écho de cette menace, qui est aujourd'hui devenue une réalité. La désertification de la Mongolie intérieure est une préoccupation récurrente pour les Chinois du nord, et notamment les Pékinois, dont l'air devient très sec lorsque les vents printaniers déplacent les dunes mongoles d'ouest en est.
Mais les Mongols sont conscients qu'hormis quelques exceptions comme Chen Zhen, les Chinois ne peuvent pas comprendre le totem du loup et son importance. L'histoire l'a prouvé maintes fois ! Les Chinois sont des cultivateurs sédentarisés depuis des millénaires, ils ont beau être en supériorité numérique écrasante, ils sont devenus faibles. A l'opposé, les Mongols sont restés nomades et libres, forts et audacieux comme les loups. Ils sont potentiellement de bien meilleurs guerriers, les meilleurs au monde certainement. Genghis Khan et ses successeurs n'ont-ils pas conquis le plus grand empire de l'histoire humaine, allant de la Russie au Moyen-Orient, de l'Asie du sud-est à l'Europe centrale ? C'est le caractère du loup qui leur a permis tant d'exploits. Les Mongols sont nostalgiques de leur gloire passée et désabusés dans le monde actuel. C'est un sentiment que j'ai ressenti en partie lors de mon voyage en Mongolie intérieure d'ailleurs.

Mais pourquoi ces critiques répétées contre la Chine, et pourquoi maintenant, alors que la Chine est en passe de devenir une grande puissance ? Si le livre n'était pas aussi bien écrit (et traduit), ce serait l'aspect le plus intéressant du succès du livre de Jiang Rong. J'ai été très surpris de constater que les mots "démocratie", "liberté" et l'appel au changement politique soient si présents ; à la fin de chaque explication des Mongols, Chen Zhen en conclut que la Chine doit s'ouvrir plus, libéraliser son système politique. Je ne sais pas si dans la version originale les termes utilisés sont les mêmes, mais le sens est limpide. Si les Mongols sont des loups libres et fiers, les Chinois sont des moutons, des suiveurs qui ne réflechissent pas beaucoup et n'aspirent qu'à leur petite sécurité et l'accroissement de leur confort. L'image est loin d'être erronée. Certains ont érigé le loup en nouveau modèle de la Chine, qui doit s'inspirer de l'intelligence des loups pour triompher économiquement dans la mondialisation. Sur le plan politique, les débats au sein des hautes sphères sur une éventuelle censure a fait la publicité du livre, et son succès colossal est un signe des questionnements identitaires qui agitent la Chine, bien loin de l'habituelle image d'un peuple aux ordres que l'on présente trop souvent en Occident. L'appel du loup vous attend...

Publié dans Lectures chinoises

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